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[LE DERNIER MOT · Démosthène]

[LE DERNIER MOT · Démosthène] 1929 1377 Fédération francophone de débat
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[LE DERNIER MOT · Démosthène]

 

“Cet homme, aussi complètement homme qu’il pût jamais se rencontrer, vous l’avez vu, au pied de l’Acropole, dans les plus tragiques émotions des plus grands jours. Du plus haut de la victoire au plus bas de la défaite, au cœur de l’horrible mêlée, pas un moment où vous ne l’ayez trouvé fidèle à votre cause, identifiée avec sa propre vie aux temps où vous portiez le flambeau de la vie humaine.”

Georges Clemenceau, Démosthène [1926]

Les mots du vieux Clemenceau soulignent un aspect essentiel de la figure de Démosthène (384-322) : son combat et sa vie sont inséparables. On verra que ce trait, pour l’orateur grec, se doit d’être partagé par tous les bons citoyens d’Athènes.  

 

Démosthène est celui qui a tenté, par son verbe et son action, d’unifier la cité grecque, non derrière des héros aussi solitaires qu’inaccessibles, comme Achille et Ulysse, mais derrière une Cité et son régime démocratique. Pour édifier un tel mythe, il fallait passer de l’histoire à la légende, c’est-à-dire abolir le temps des hommes pour accomplir l’éternité ici-bas. Quoi de mieux pour ce faire qu’une oraison funèbre ? Quoi de mieux qu’une parole qui vise à rendre vivants les morts et à faire des disparus l’horizon pour ceux qui restent ? 

Voilà une propriété des discours destinés à rendre hommage aux morts : comme les monuments du même nom, ils visent à enseigner les vivants et à conférer l’immortalité à ceux dont la chair s’est dissoute. Le verbe se fait alors créateur et force de vie : tel un Dieu omnipotent, l’orateur réveille les défunts et souffle dans le corps des vifs pour les animer. 

Pour le comprendre, qu’on se reporte à l’un des fameux discours de l’orateur, prononcé en 338/337 avant notre ère, en l’honneur des soldats tombés à la bataille de Chéronée (338). Les cités grecques viennent de perdre une bataille décisive, échec qui marque la fin de leur hégémonie face à une nouvelle puissance, le royaume de Macédoine. À l’image de ce que fut la vie du tribun athénien, ce discours est l’incarnation d’une magnifique débâcle. Par amour de l’éloquence, on aurait même regretté qu’Athènes gagnât la bataille. 

Il faut imaginer notre orateur face à une foule compacte, s’exprimant devant les os rassemblés d’un millier d’hommes. Maîtrisant l’art du discours, il commence par rechercher la bienveillance de l’auditoire en avouant son impuissance devant la tâche qu’il doit accomplir :

“j’ai tout de suite cherché le moyen de leur obtenir l’éloge convenable, mais, en examinant, en cherchant comment parler dignement des morts, j’ai découvert que c’était une chose impossible. Car ces hommes qui ont méprisé le désir de vivre ancré dans la nature de tout un chacun, qui ont préféré mourir dignement plutôt que de vivre en assistant à l’infortune de la Grèce, comment se peut-il que la vertu qu’ils ont léguée en exemple ne dépasse tout discours.”

L’essentiel est posé. Par son humilité, l’orateur se rehausse. Dans le même temps, il donne le ton de ce qui va suivre : à travers ces funérailles démocratiques où compte davantage le corps abstrait des citoyens morts pour la patrie que le mérite individuel, on comprend qu’il n’est qu’une belle mort : celle qui consiste à mourir pour sa cité plutôt que dans son lit. Telle est la vertu de l’Athénien qu’il peindra dans tout son propos.

Démosthène décrit encore plus loin cette belle mort : 

“C’est dans cette crainte justifiée, mus par la honte des reproches qui s’ensuivraient, que ces hommes ont affronté vaillamment la menace des ennemis qui s’avançaient et ont préféré une belle mort plutôt qu’une vie indigne.”

Seule la cité est apte à offrir la vie éternelle. Ici, pas de dieux ou de héros individués, mais une bravoure collective. Dans l’Athènes démocratique, le citoyen n’appartient pas à sa famille mais à sa patrie envers laquelle, en mourant, il rembourse la dette contractée à sa naissance. Dès lors, Démosthène peut affirmer : 

“Il est douloureux pour des enfants de devenir orphelins de leur père, mais il est beau de recevoir l’héritage de la gloire paternelle. »

C’est pour cette raison que les tombeaux des soldats athéniens étaient communs, et non individuels. En quelques paroles, Démosthène nous fait comprendre que ce n’est pas tant le sacrifice des soldats dont il fait l’éloge, mais le modèle de cité pour lequel ils sont morts. Quant à la légitime émotion provoquée par le deuil, voici ce que l’orateur en dit : 

« La cause de ce chagrin, nous découvrirons que c’est la divinité, à laquelle nous, qui ne sommes que des créatures humaines, nous sommes forcés de céder, mais celle de cet héritage précieux et illustre, c’est le libre choix des hommes qui ont consenti à mourir noblement. »

Face aux puissances célestes, l’homme peut tout de même choisir sa mort et la vouloir glorieuse. Mourir pour la patrie n’est plus une aliénation mais, au contraire, la manifestation de celui qui choisit son destin. Plus loin, après avoir détaillé les exemples historiques attestant la grandeur d’Athènes et la vaillance de ses soldats, l’orateur cherche à nouveau l’adhésion de l’auditoire : 

“Sans doute est-il malaisé d’alléger par la parole les malheurs présents. Il faut pourtant essayer de diriger son âme aussi vers les mots d’apaisement, en se disant qu’après avoir engendré des hommes de cette trempe, et quand on est né soi-même d’autres hommes de cette qualité, il est beau d’offrir le spectacle de qui supporte les malheurs plus dignement que les autres et qui, dans toute sorte d’infortune, ne déchoit pas.  Voilà l’attitude qui serait pour eux la plus harmonieuse et la plus honorable, voilà qui apporterait à toute la cité et aux vivants la meilleure réputation.” 

La louange est passée ; il faut désormais édifier le public. En repartant chez lui, chacun doit comprendre que la mort qui vient d’être commémorée est le seul horizon désirable à la portée de l’humain. Plus que de dresser les mérites de quelques troupes, Démosthène propose un code moral. Comme le dit la devise d’un pays européen : “Je maintiendrai”. Il faut rester debout face à ceux qui désormais reposent dans les interstices de la terre. 

Concluant son discours, Démosthène montre à quel point son verbe a fini de vaincre la mort. Car la vie continue et que les armes demandent à trouver de nouvelles mains pour les empoigner, il lance à son auditoire :  

“Quant à vous, après vous être lamentés, après voir accompli comme il faut les rites convenables, retirez-vous.”

Tout ce qui devait être accompli l’a été. Désormais, que les morts guident les vivants qui se destinent au tombeau pour l’amour de la Cité qui les a vu naître. 

 

 

Une série signée Samy FELLAH 
Secrétaire Général de la Fédération Francophone de Débat 
Doctorant en Histoire du Droit

[LE DERNIER MOT · L’art de l’éloge funèbre]

[LE DERNIER MOT · L’art de l’éloge funèbre] 2000 847 Fédération francophone de débat

[LE DERNIER MOT · L'art de l'éloge funèbre]


“Les morts cachés sont bien dans cette terre ; 
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même… 
Tête complète et parfait diadème, 
Je suis en toi le secret changement.


Paul Valéry, Le cimetière marin (1920)

   La mort n’est plus ce qu’elle était. Dans des temps qui nous semblent reculés, elle faisait pourtant partie intégrante de la vie. Loin de se limiter à une terre inconnue, elle était un rituel : elle avait ses rythmes, ses chants, ses habits. On veillait le défunt chez soi ; le cimetière gisait au cœur de la ville et non à sa périphérie ; on écrivait son courrier à l’encre noire ou violette. Bref, on apprivoisait ce moment aussi redouté que certain, pour se l’approprier, pour survivre.

Aujourd’hui, la mort n’est même plus un tabou. Elle a disparu, remplacée par l’agonie et le cortège des légitimes craintes qui l’entourent. Plus qu’honteuse, elle devient absurde, inadéquate, intempestive : comment se fait-il que la science n’ait toujours pas réglé ce problème technique ? Alors le contemporain se trouve plus seul que jamais face à ce mystère qui se révèle trop tard pour lui. Il se contentera de répondre gêné aux SMS tout aussi embarrassés qu’on lui enverra, personne n’osant lui dire que le chagrin est légitime, mais qu’il alimente un puits sans fond. Les plus hardis lui conseilleront d’aller voir quelqu’un, car tu sais Florent, le deuil c’est une étape dans la vie, il faut que tu sois résilient.

De l’autre côté de l’époque, celles et ceux qui ont eu l’occasion de vivre des deuils très ritualisés ont saisi à quel point les funérailles étaient un instant de vie, et, parfois, de joie : on pleure d’abord (certaines tantes embrassant alors la carrière presqu’officielle de “pleureuse”), on se restaure, on cause. On parle du mort puis on prend des nouvelles des vivants. Au fond, les existences reprennent le cours qu’un accident pourtant prévisible a perturbé. Et les jours qui suivent en sont différents, parce qu’on a accompli les gestes qu’il fallait, et, surtout, parce qu’on a parlé, exorcisant ainsi le malheur qui prétendait tenir demeure en nous.

Si, à nos yeux contemporains, la mort est le lieu du silence et de l’absence, qu’y peut l’orateur ? Rien si l’on ne comprend pas que sa parole est avant tout force de vie. Une certaine sagesse estime que la mort ne commence qu’avec l’oubli. Dès lors, parler d’un mort, évoquer sa vie, les souvenirs que l’on garde de sa fréquentation terrestre, constituent autant de moyens de lutter contre l’amnésie et de continuer à faire vivre en nous la personne disparue, c’est-à-dire de la rendre immortelle et, partant, de tuer la mort.


   La rhétorique fut l’un des supports privilégiés de cette entreprise démiurgique. Un sous-genre y est dédié : l’oraison funèbre. Il s’agit de l’un des types de discours qu’Aristote appelle “démonstratif”. Relevant de l’éloge, il revêt aussi une dimension sacrée. N’oublions pas qu’orare signifie “prier” en latin. L’orateur est toujours un peu le ministre d’un culte (quand ce dernier n’est pas voué à lui-même). Dès lors, ce type de discours tend vers un équilibre entre la louange et le sermon. Il s’agit certes de décrire les origines, le parcours et les vertus d’un individu ou d’un groupe, mais aussi d’en faire un modèle d’édification pour le public. Une vivante leçon. Cette tension est particulièrement perceptible en contexte chrétien, à l’image de cette France du XVIIe siècle qui nous a laissé les éloquents discours de Bossuet.

Le genre est cependant tombé en désuétude à partir du XIXe siècle. Comme la mort, il s’est absenté de nos vies. Tâchons donc d’y revenir le temps de quelques articles, non seulement pour recouvrer un riche patrimoine de l’art oratoire, mais aussi pour retrouver le sens de la parole que l’on adresse pour signifier la résistance des forces de la vie contre celles de la mort. Parcourons ces chemins éclairés par le verbe qui abolit le temps et l’espace et, peut-être que sur la route, nous y trouverons des ressources pour nous préparer à affronter l’ultime épreuve dont nul ne sait ni le jour, ni l’heure.

Une série signée Samy FELLAH 
Secrétaire Général de la Fédération Francophone de Débat 
Doctorant en Histoire du Droit

[Toussaint Louverture, l’Outrenoir]

[Toussaint Louverture, l’Outrenoir] 750 676 Fédération francophone de débat

[Toussaint Louverture, l’Outrenoir]


« Qui ne hait que l’impie et les persécuteurs, 
Et soutient de son bras les bras libérateurs.
Levant les mains vers lui pendant la sainte lutte,
Je suis de la couleur de ceux qu’on persécute !

Sans aimer, sans haïr les drapeaux différents,
Partout où l’homme souffre, il me voit dans ses rangs.
Plus une race humaine est vaincue et flétrie,
Plus elle m’est sacrée et devient ma patrie. »


Toussaint Louverture [1850], acte II, scène 4

C’est par cette tirade que, dans sa pièce dramatique, Alphonse de Lamartine peint les combats du « spartacus noir ». Le poète-député qui s’apprête alors à voter la seconde abolition de l’esclavage, en même temps qu’il vit l’histoire, fixe la légende.

Dans une Révolution qui, jusqu’au gouvernement révolutionnaire, a souvent silencié la question coloniale, c’est du côté d’ #Haïti que sourd la revendication d’une égale dignité humaine. La révolte qui naît dans ce pays de Saint-Domingue aux cinq cent mille esclaves se dote d’un chef, Toussaint Louverture.

 
Libérateur d’esclaves ? Politicien cynique et avide de pouvoir ? C’est en raison de l’ambivalence du personnage que se tiendra son procès posthume, celui qu’on lui refusa et qui sera présenté par la FFD – Fédération Francophone de Débat, le 5 octobre prochain, dans le cadre des Rencontres internationales d’éloquence et de débat francophone. Cette instance exceptionnelle sera l’occasion de proposer au public l’examen d’un cas qui ne cesse de faire alterner l’ombre et la lumière.

La lumière ? Celle qui éclaira le monde d’un jour nouveau, portée par un affranchi né dans les fers. L’ombre ? Celle d’un homme qui tarda à soutenir les révoltes d’esclaves, en posséda même, attendant pour se rebeller de se voir refuser l’égalité des droits entre Blancs et hommes libres de couleur.


La lumière ? Ce chef qui unifia l’armée de Saint-Domingue pour arracher l’indépendance d’Haïti qu’il ne verra que depuis sa tombe. L’ombre ? Cet habile manœuvrier qui noua et dénoua les alliances pour parvenir à ses fins, laissa dans leur condition miséreuse les anciens esclaves et promulgua une constitution faite pour lui octroyer tous les pouvoirs.

La lumière ? Cet homme qui combattit vaillamment l’armée française de Bonaparte voulant rétablir l’esclavage. L’ombre ? Cet homme qui capitula, fut déporté et mourut seul dans sa cellule, humilié par ses geôliers et sans jamais avoir pu se défendre.


Il s’agit maintenant de retrouver l’homme dans ce clair-obscur, cet homme peut-être aussi grand que son ombre, celui qui accomplit ce qu’Aimé Césaire qualifia de « piteuse merveille […] lancer un mouvement révolutionnaire à contresens de l’histoire. »

 

 

Procès de Toussaint Louverture

samedi 5 octobre 2024 à 15h30
Sorbonne – Amphithéâtre Oury
1, rue Victor Cousin, Paris 5e

Inscription : https://www.helloasso.com/associations/federation-francophone-de-debat/evenements/proces-de-toussaint-louverture

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