Les mots du vieux Clemenceau soulignent un aspect essentiel de la figure de Démosthène (384-322) : son combat et sa vie sont inséparables. On verra que ce trait, pour l’orateur grec, se doit d’être partagé par tous les bons citoyens d’Athènes.
Démosthène est celui qui a tenté, par son verbe et son action, d’unifier la cité grecque, non derrière des héros aussi solitaires qu’inaccessibles, comme Achille et Ulysse, mais derrière une Cité et son régime démocratique. Pour édifier un tel mythe, il fallait passer de l’histoire à la légende, c’est-à-dire abolir le temps des hommes pour accomplir l’éternité ici-bas. Quoi de mieux pour ce faire qu’une oraison funèbre ? Quoi de mieux qu’une parole qui vise à rendre vivants les morts et à faire des disparus l’horizon pour ceux qui restent ?
Voilà une propriété des discours destinés à rendre hommage aux morts : comme les monuments du même nom, ils visent à enseigner les vivants et à conférer l’immortalité à ceux dont la chair s’est dissoute. Le verbe se fait alors créateur et force de vie : tel un Dieu omnipotent, l’orateur réveille les défunts et souffle dans le corps des vifs pour les animer.
Pour le comprendre, qu’on se reporte à l’un des fameux discours de l’orateur, prononcé en 338/337 avant notre ère, en l’honneur des soldats tombés à la bataille de Chéronée (338). Les cités grecques viennent de perdre une bataille décisive, échec qui marque la fin de leur hégémonie face à une nouvelle puissance, le royaume de Macédoine. À l’image de ce que fut la vie du tribun athénien, ce discours est l’incarnation d’une magnifique débâcle. Par amour de l’éloquence, on aurait même regretté qu’Athènes gagnât la bataille.
Il faut imaginer notre orateur face à une foule compacte, s’exprimant devant les os rassemblés d’un millier d’hommes. Maîtrisant l’art du discours, il commence par rechercher la bienveillance de l’auditoire en avouant son impuissance devant la tâche qu’il doit accomplir :
“j’ai tout de suite cherché le moyen de leur obtenir l’éloge convenable, mais, en examinant, en cherchant comment parler dignement des morts, j’ai découvert que c’était une chose impossible. Car ces hommes qui ont méprisé le désir de vivre ancré dans la nature de tout un chacun, qui ont préféré mourir dignement plutôt que de vivre en assistant à l’infortune de la Grèce, comment se peut-il que la vertu qu’ils ont léguée en exemple ne dépasse tout discours.”
L’essentiel est posé. Par son humilité, l’orateur se rehausse. Dans le même temps, il donne le ton de ce qui va suivre : à travers ces funérailles démocratiques où compte davantage le corps abstrait des citoyens morts pour la patrie que le mérite individuel, on comprend qu’il n’est qu’une belle mort : celle qui consiste à mourir pour sa cité plutôt que dans son lit. Telle est la vertu de l’Athénien qu’il peindra dans tout son propos.
Démosthène décrit encore plus loin cette belle mort :
“C’est dans cette crainte justifiée, mus par la honte des reproches qui s’ensuivraient, que ces hommes ont affronté vaillamment la menace des ennemis qui s’avançaient et ont préféré une belle mort plutôt qu’une vie indigne.”
Seule la cité est apte à offrir la vie éternelle. Ici, pas de dieux ou de héros individués, mais une bravoure collective. Dans l’Athènes démocratique, le citoyen n’appartient pas à sa famille mais à sa patrie envers laquelle, en mourant, il rembourse la dette contractée à sa naissance. Dès lors, Démosthène peut affirmer :
“Il est douloureux pour des enfants de devenir orphelins de leur père, mais il est beau de recevoir l’héritage de la gloire paternelle. »
C’est pour cette raison que les tombeaux des soldats athéniens étaient communs, et non individuels. En quelques paroles, Démosthène nous fait comprendre que ce n’est pas tant le sacrifice des soldats dont il fait l’éloge, mais le modèle de cité pour lequel ils sont morts. Quant à la légitime émotion provoquée par le deuil, voici ce que l’orateur en dit :
« La cause de ce chagrin, nous découvrirons que c’est la divinité, à laquelle nous, qui ne sommes que des créatures humaines, nous sommes forcés de céder, mais celle de cet héritage précieux et illustre, c’est le libre choix des hommes qui ont consenti à mourir noblement. »
Face aux puissances célestes, l’homme peut tout de même choisir sa mort et la vouloir glorieuse. Mourir pour la patrie n’est plus une aliénation mais, au contraire, la manifestation de celui qui choisit son destin. Plus loin, après avoir détaillé les exemples historiques attestant la grandeur d’Athènes et la vaillance de ses soldats, l’orateur cherche à nouveau l’adhésion de l’auditoire :
“Sans doute est-il malaisé d’alléger par la parole les malheurs présents. Il faut pourtant essayer de diriger son âme aussi vers les mots d’apaisement, en se disant qu’après avoir engendré des hommes de cette trempe, et quand on est né soi-même d’autres hommes de cette qualité, il est beau d’offrir le spectacle de qui supporte les malheurs plus dignement que les autres et qui, dans toute sorte d’infortune, ne déchoit pas. Voilà l’attitude qui serait pour eux la plus harmonieuse et la plus honorable, voilà qui apporterait à toute la cité et aux vivants la meilleure réputation.”
La louange est passée ; il faut désormais édifier le public. En repartant chez lui, chacun doit comprendre que la mort qui vient d’être commémorée est le seul horizon désirable à la portée de l’humain. Plus que de dresser les mérites de quelques troupes, Démosthène propose un code moral. Comme le dit la devise d’un pays européen : “Je maintiendrai”. Il faut rester debout face à ceux qui désormais reposent dans les interstices de la terre.
Concluant son discours, Démosthène montre à quel point son verbe a fini de vaincre la mort. Car la vie continue et que les armes demandent à trouver de nouvelles mains pour les empoigner, il lance à son auditoire :
“Quant à vous, après vous être lamentés, après voir accompli comme il faut les rites convenables, retirez-vous.”
Tout ce qui devait être accompli l’a été. Désormais, que les morts guident les vivants qui se destinent au tombeau pour l’amour de la Cité qui les a vu naître.