La mort n’est plus ce qu’elle était. Dans des temps qui nous semblent reculés, elle faisait pourtant partie intégrante de la vie. Loin de se limiter à une terre inconnue, elle était un rituel : elle avait ses rythmes, ses chants, ses habits. On veillait le défunt chez soi ; le cimetière gisait au cœur de la ville et non à sa périphérie ; on écrivait son courrier à l’encre noire ou violette. Bref, on apprivoisait ce moment aussi redouté que certain, pour se l’approprier, pour survivre.
Aujourd’hui, la mort n’est même plus un tabou. Elle a disparu, remplacée par l’agonie et le cortège des légitimes craintes qui l’entourent. Plus qu’honteuse, elle devient absurde, inadéquate, intempestive : comment se fait-il que la science n’ait toujours pas réglé ce problème technique ? Alors le contemporain se trouve plus seul que jamais face à ce mystère qui se révèle trop tard pour lui. Il se contentera de répondre gêné aux SMS tout aussi embarrassés qu’on lui enverra, personne n’osant lui dire que le chagrin est légitime, mais qu’il alimente un puits sans fond. Les plus hardis lui conseilleront d’aller voir quelqu’un, car tu sais Florent, le deuil c’est une étape dans la vie, il faut que tu sois résilient.
De l’autre côté de l’époque, celles et ceux qui ont eu l’occasion de vivre des deuils très ritualisés ont saisi à quel point les funérailles étaient un instant de vie, et, parfois, de joie : on pleure d’abord (certaines tantes embrassant alors la carrière presqu’officielle de “pleureuse”), on se restaure, on cause. On parle du mort puis on prend des nouvelles des vivants. Au fond, les existences reprennent le cours qu’un accident pourtant prévisible a perturbé. Et les jours qui suivent en sont différents, parce qu’on a accompli les gestes qu’il fallait, et, surtout, parce qu’on a parlé, exorcisant ainsi le malheur qui prétendait tenir demeure en nous.
Si, à nos yeux contemporains, la mort est le lieu du silence et de l’absence, qu’y peut l’orateur ? Rien si l’on ne comprend pas que sa parole est avant tout force de vie. Une certaine sagesse estime que la mort ne commence qu’avec l’oubli. Dès lors, parler d’un mort, évoquer sa vie, les souvenirs que l’on garde de sa fréquentation terrestre, constituent autant de moyens de lutter contre l’amnésie et de continuer à faire vivre en nous la personne disparue, c’est-à-dire de la rendre immortelle et, partant, de tuer la mort.
La rhétorique fut l’un des supports privilégiés de cette entreprise démiurgique. Un sous-genre y est dédié : l’oraison funèbre. Il s’agit de l’un des types de discours qu’Aristote appelle “démonstratif”. Relevant de l’éloge, il revêt aussi une dimension sacrée. N’oublions pas qu’orare signifie “prier” en latin. L’orateur est toujours un peu le ministre d’un culte (quand ce dernier n’est pas voué à lui-même). Dès lors, ce type de discours tend vers un équilibre entre la louange et le sermon. Il s’agit certes de décrire les origines, le parcours et les vertus d’un individu ou d’un groupe, mais aussi d’en faire un modèle d’édification pour le public. Une vivante leçon. Cette tension est particulièrement perceptible en contexte chrétien, à l’image de cette France du XVIIe siècle qui nous a laissé les éloquents discours de Bossuet.
Le genre est cependant tombé en désuétude à partir du XIXe siècle. Comme la mort, il s’est absenté de nos vies. Tâchons donc d’y revenir le temps de quelques articles, non seulement pour recouvrer un riche patrimoine de l’art oratoire, mais aussi pour retrouver le sens de la parole que l’on adresse pour signifier la résistance des forces de la vie contre celles de la mort. Parcourons ces chemins éclairés par le verbe qui abolit le temps et l’espace et, peut-être que sur la route, nous y trouverons des ressources pour nous préparer à affronter l’ultime épreuve dont nul ne sait ni le jour, ni l’heure.